lundi 9 juin 2008

Week-end tchekhovien

« Je comprends ce que vous ressentez, chère actriçounette, je comprends très bien, mais tout de même, à votre place, je ne serais aussi désespérément bouleversé. Le rôle d'Éléna et la pièce elle-même ne valent pas qu'on se gâte à ce point le sang et les nerfs...»

Samedi soir, avec Sam, Mel, Vince et Chéri, nous avons fait fi de la température maussade et confronté en duel les nuages gris qui flottent en permanence dans le ciel de l’Ile-de-France (quoique ce matin il fait beau, mais je reste sceptique...) : nous avons fait un barbecue, dewhors, sous la protection bienveillante des tuiles d’un pavillon de ferme d’une autre époque. J’ai mangé un hamburger et un hot-dog-baguette. On avait acheté de la moutarde jaune, celle qui goûte le vinaigre. C’était délicieux, même si le festin manquait cruellement de relish et de piments bananes. On a aussi troqué la bière pour le vin, contexte socio-culturel oblige, mais on a oublié de sortir le fromage. Les drôles de voisins sont venus nous rejoindre en plein milieu de la nuit pour un dernier coup de gnôle et une bouchée de gâteau. Puis nous sommes rentrés, en titubant un peu, dans le but improbable de dormir. Finalement, j’ai eu droit à une étonnante chanson jazzé-improvisée par Sam et Vince sur le thème de «la poubelle de Rachel», celle que je venais de casser en deux sous l’effet de la boisson... ce genre de moment d’ivresse unique dont on se souvient longtemps et souvent, que le temps va finir par idéaliser et déformer, mais qu’on aime toujours se rappeler en se disant que cette nuit-là, on s’est retrouvé par hasard en pleine face avec le bonheur.
Mes invités ont été séduits par le cadre pittoresque de l’écosystème dans lequel j’évolue depuis quatre mois : un grand potager dont plus de la moitié est inutilisé et où poussent en vrac ronces et coquelicots, une jument et sa pouliche en pension depuis une semaine dans l’enclos près de l’étang, la complainte klaxonante de sa mère l’Oie, les hirondelles et autres chauves-souris, et bien sûr la voûte céleste. Des étoiles : vision rare dans ce monde qui nous pousse toujours à aller de l’avant et à garder les pieds sur terre... quand on sait qu’un écran cathodique dégage autant de lumens qu’un feu de camp, pourquoi diable se tordre le cou pour regarder en l’air, n’est-ce pas? «Quelle chance d’être ici!»... effectivement. Y’a que moi qui figure à temps partiel dans ce tableau rustique pour cause de mésadaptation. Je ne sais même plus si c’est Montréal ou simplement la Ville qui me manque, mais l’attitude anxieuse qui prend régulièrement le dessus sur mes sentiments m’obsède. Ici, aucun miroir pour me renvoyer mon image, sauf les yeux de mes amis, et il n'y en pas beaucoup... Qui a-t-il de plus rassurant que de se sentir exister chez soi dans le regard des autres? Je me manque à moi-même, étrange. Je me sens vivre entourées d'amis, sinon je ne suis qu’un spectre (ça fera ça de plus à ajouter aux attraits de la ferme!) : c’est ce que je me disais hier en fin d’après-midi, seule au volant de ma Renault-laguna-vert-émeraude, en revenant de la gare de Bures, où je venais de déposer les amis.

Visite impromptue du frère de chéri en soirée : il s’est effondré en larmes dans la salle à manger en disant « j’suis fAtigué, j’suis fAtigué, j’suis fAtigué, j’suis fAtigué...» Chicane de ménage. Il était soul comme une botte (...il a quand même pris son char, mais on l’excusera : la seule victime, c’était lui...) et déblatérait un discours sans queue ni tête, l’image parfaite du ras-le-bol existentiel. Sa douleur a eu un effet cathartique sur ma mélancolie. La vie est ainsi faite : j’ai eu l’impression que tous les visiteurs du week-end étaient venu chez moi exprès pour me rappeler que j’étais heureuse, ici, avec Chéri, sur la ferme. Changement d’attitude en perspective...

«...La pièce date d'il y a longtemps, elle a déjà vieilli, elle est pleine de défauts de toutes sortes; si plus de la moitié des acteurs ne sont pas arrivés à trouver le ton juste, c'est la pièce, bien sûr, qui en est responsable. Ça - premièrement. Ensuite il faut laisser une fois pour toutes ce souci du succès et de l'échec. Que ça ne vous concerne pas! Votre affaire est de travailler, obscurément, de jour en jour, sans trop de bruit, d'être prête à faire des fautes, qui sont inévitables, de subir des échecs, bref, à s'obstiner dans votre ligne d'actrice, et, les rappels, laissez les autres les compter. Écrire ou jouer et savoir en même temps qu'on ne fait pas ce qu'il faut - c'est tellement normal, et, pour les débutants, tellement utile!...»
Lettre d'Anton Tchekhov à Olga Knipper, Yalta, 1er novembre 1889.

2 commentaires:

Danger Ranger a dit…

Wow.
Je suis ému.

Et puis, elles sont belles, les étoiles, en France? Ce sont les mêmes qu'ici, à si peu de différence près... Moi quand je sors de Montréal je tombe sur les nerfs de tout le monde à leur expliquer tout ce que je sais sur les planètes, la galaxie, les distances intersidérales, les échelles de grandeur interstellaires et l'astrophysique... Mais je n'insisterai pas.

Rachel a dit…

c'est presque pareil effectivement, les constellations ne sont pas dans le même sens...c'est assez curieux.
Mais je connais rien là-dedans!
Tu serais content de voir le ciel ici, c'est hallucinant.