mercredi 7 octobre 2009

Chaud les marrons!

Il y a un châtaignier au fond de la cour qui a laissé tomber ses fruits ces derniers jours.
J'ai décidé d'en faire de la crème de châtaignes ou crème de marrons. Menoum. La recette que je déniche sur la Toile est « facile », moi qui pensais que ça prenait trop de savoir faire pour réaliser ce délice… Non : des marrons, du sucre, de l'eau, de la vanille au goût et le tour est joué.
La veille, je vais donc cueillir le marron au fond de la cour détrempée. Je commence par scraper mon chandail sur un arbuste piquant au nom inconnu. C'est mon chandail-de-fermière, pas grave… Je me laisse bercer par le doux « scrounch » qui résulte de cette rencontre impromptue. La châtaigne est un petit fruit agréable à regarder. De couleur brune, elle offre de jolis reflets roux, qui contrastent avec le tapis noir de feuilles pourries et le vert-jaune de sa cosse épineuse, posée à ses côtés. Il faut que les doigts puissent se frayer un chemin dans toute cette nature avant d'y avoir accès. Ce que je fais, en lâchant quelques petits « Aouch », qui se confondent joyeusement avec la plainte de mes consœurs les poules, frustrées d'avoir été virées de leur repaire.


Je récolte 1 kilo et demi de châtaignes gratis et n'en suis pas peu fière. Je prends une photo de ma récolte (comme vous pouvez le voir, je n'ai pas récolté que des châtaignes), l'une des dernières de l'année.

J'attaque mon kilo et demi vers 11 h 15, après une bonne nuit de sommeil. Il faut d'abord entailler le fruit sur le dessus, puis avoir une crampe dans la main qui tient le couteau. On doit ensuite plonger la châtaigne dans l'eau fraîche et faire bouillir pour que la deuxième cosse se fende. Oui, la deuxième cosse. Celui ou celle qui a eu l'idée de cuisiner les marrons pour la première fois avait sans doute une désespérante faim de loup… (Après vérification, les marrons et châtaignes ont effectivement sauvé les plus pauvres des Français lors de grandes famines.) Moi, j'ai mangé un sandwich au poulet en attendant.

Ma maison se remplit tout à coup d'effluves boisés, comme si j'avais fait bouillir des feuilles mortes dans l'eau de pluie. « Écossons le marron! » ai-je dit aux oiseaux qui étaient venus se poser sur mon épaule et aux écureuils curieux qui regardaient par la fenêtre. Ce n'est pas vrai. Il n'y avait pas d'oiseaux. De toute façon, ils n'auraient été d'aucune utilité. En revanche, j'aurais bien eu besoin d'un ou deux écureuils. La recette dit « Ne retirez que deux ou trois marrons de l'eau à la fois ». Gne, pour quoi faire? J'en retire dix au moins. C'est chaud quand même… J'écosse le premier, le deuxième et le troisième, sans l'aide de l'écureuil. Le quatrième marron ne se laisse pas faire. Il a tiédi et je comprends tout à coup le pourquoi de la phrase qui m'avait laissée perplexe. Je remets les marrons dans leur bain, en n'en retirant qu'un ou deux à la fois. Il est midi trente.

À 13 h, je souffre. Les ongles de mes pouces sont pleins de bouts de marrons et me font trop mal pour que je puisse les retirer. J'essaie une autre technique, peu fructueuse, avec les index… Il me reste la moitié de ma récolte à écosser. Je commence à délirer et me rends compte combien les pouces sont utiles, dans la vie en général. Que ferions-nous, dé-poucés? Rien de bon sans doute, car la crème de marrons, c'est bon, enfin, si je ne la rate pas. En regardant par la fenêtre les murs de la vieille ferme familiale que j'habite, je m'imagine être la mère d'une famille nombreuse (pour ce moment seulement, n'est-ce pas…) qui aurait eue, non pas l'aide des écureuils, mais celle de ses enfants pour éplucher les marrons chauds. Plein de phrases style dictons me viennent en tête, genre « c'est bon quand c'est long »… Je repense à mon été passé à Montréal. Je m'ennuyais tant de mon jardin Bonnellois aux mille saveurs et rêvais de faire des conserves, insatisfaite, les yeux rivés sur l'œuvre de mon esprit… Est-ce que je perds mon temps, là, comme une dinde, à écosser des châtaignes que j'aurais pu acheter en bocaux au Shopi?

Mon ami Pascal Gingras, notre patriarche, me disait, cet été, sur son balcon, entre deux tounes des Beatles grattées sur sa douze cordes, que le monde allait souvent trop vite pour lui. Il regardait, au-delà des cordes à linge et des blocs appartements d'Hochelaga, et agitait ses mains de chaque côté de sa tête, mimant la vie qui passait à grande vitesse au ras ses oreilles : « Toutte toutte toutte va trop vite, 'sti, y'a personne, personne, qui prend le temps. Je peux pas vivre comme ça moi ». Je ne sais pas si c'était la voix de la sagesse, mais je me suis rappelé ce moment, en déchaussant les châtaignes, confrontée à cette tâche qui exigeait temps, lenteur et patience. Heureusement, quand j'ai commencé à halluciner Pascal avec une tête de châtaigne, j'avais terminé. Un petit coup d'œil à l'horloge : il était 14 h 17.

Les doigts gercés et meurtris, j'ai finalement fait cuire les châtaignes, tout en préparant le sirop au « petit boulé », qui consiste en la cuisson de l'eau et du sucre jusqu'à ce qu'on puisse en faire une petite boule entre les doigts. Cette fois-ci, je ne me suis pas trop posé de questions quand j'ai lu « tremper vos doigts dans l'eau fraîche AVANT… ». Évidemment, je me suis quand même brûlée en vérifiant que la fraîcheur de l'eau n'était pas suffisante pour éponger le feu des 115 degrés Celsius du petit boulé. Téméraire, je me suis attelée au moulin à légumes pour réduire les marrons cuits en poudre. J'ai constaté que, dans de rares cas, comme celui-ci, il était possible de subir une importante mutation : le labeur et la douleur avaient fait de moi une parfaite gauchère. Je jouissais de cette découverte en versant le petit boulé sur la purée odorante. La crème de marrons, MA crème de marrons était née.

À 16 h 15, je suis en convalescence. Je m'éffouère dans le couch avec mes mains en feu, Ce cher Dexter et un Mont-Blanc. Il reste autant, sinon plus, de marrons qu'hier, là-bas, au fond du jardin, gisant sur un lit de pourriture, parmi les poules, les ronces et l'automne capiteux, comme une ancestrale définition du temps et du travail qui, ma foi, goûte franchement bon.