jeudi 25 février 2010

Mottons

Je me suis levée à 6 heures du matin, j'ai sauté dans la douche, je me suis lavée et j'en suis sortie pour aller m'habiller. J'ai séché mes cheveux. J'ai mis un peu de mascara. Au chant du coq, je suis sortie dans la noirceur tiède de Bonnelles avec l'envie d'aller me recoucher. Pouvez-vous allumer la lumière s'il vous plaît? Décidément, je ne m'habituerai jamais.

Je démarre un moteur fatigué, allume les hautes, prends des chemins humides, brouillés et sinueux à travers la campagne jusqu'à la clarté de Bures-sur-Yvette. Les oiseaux se réveillent et s'accordent avec le ronronnement du train qui arrive lentement. Matin, on se berce en silence. Vers 7 heures, quelqu'un trouve le moyen de faire sonner son téléphone. Disco espagnol à fond. Même si tu mets ta main devant ta bouche pour parler discrètement, je t'entends pareil : tu es assise en face de moi. Je suis réveillée et j'indique à un homme à l'air perdu qu'il a laissé tomber son écharpe. Premier sourire de la journée. Perdre son écharpe peut parfois tout gâcher, il faut être attentif à ce genre de détails...

«Laplace - Maison des examens », je sors dans la bruine pour aller attendre l'autobus en motton, ce qui constitue sans doute la raison pour laquelle je prends l'autobus en ville pour la première fois. Je ne sais pas comment valider mon ticket. Le chauffeur est passif, je cherche une autre machine, et fais soupirer les gens derrière moi. Dépêche-toi. Je m'échappe pour un moment dans un tramway d'Amsterdam. Ici aussi les noms des arrêts défilent sur un petit écran, tandis qu'une voix féminine robotisée – la même que celle du train – les prononce. Châtillon-Montrouge Métro. Dépêche-toi, sors, laisse passer les gens avant de regarder la carte du quartier, trompe-toi de chemin, reviens voir la carte, laisse passer les gens, commence à pleuvoir à boire debout, dépêche-toi. Arrive à l'Office français de l'immigration et de l'intégration et attend sous la pluie en motton avec quinze autres aspirants à la carte de séjour, convoqués à la même heure, le même jour que toi. 8 heures, les portes s'ouvrent. « Allez messieurs, dames, on se dépêche. » Je suis une tête dans un troupeau de moutons stressés de passer au marquage. Sort ton passeport, une jeune femme à l'air blasé étampe violemment ma feuille de convocation. 24 février. C'est aujourd'hui l'anniversaire de Karine et Sarah, mais monte plutôt au 1er étage à gauche, voir la seconde secrétaire. Nom, prénom, numéro de téléphone, allez hop dans la salle avec les autres. Assis toi alentour des tables, c'est plus sympa. Ferme ton portable. J'en ai pas.

On gèle ici et ça fait déjà presque une demi-heure qu'on y est. J'entends piailler un accent français très aigu à l'extérieur qui explique à d'autres voix qu'il faut communiquer et travailler en équipe, que ça va fonctionner. Il n'y a pas de café sur la table à goûter, seulement deux vieux biscuits que personne n'ose toucher et du jus de pomme chaud. Je prends un journal qui traîne. Trois Cambodgiens parlent et personne ne comprend ce qu'ils disent. Tout à coup, un vieil Africain très noir se présente et s'exclame. Ils sont tout seuls?!? Personne n'est venu mettre la vidéo? Ben où elle est Zara? C'est Zara qui devait le faire. Non, Zara ne travaille pas le jeudi matin... Oui, mais on est mercredi! Aaaah... L'Africain est assistant social et se propose de nous introduire à la démocratie française, nous décrit une société pas si complexe, et qui apparemment fonctionne, même si je viens de lire exactement le contraire dans le journal. Je doute de la réalité pendant un bref moment jusqu'à ne plus savoir si je me suis réveillée dans la bonne dimension. Je retiens de sa présentation qu'il faut garder précieusement et pour toute la vie le certificat médical qu'on nous délivrera tout à l'heure, sous peine de vivre l'horreur comme cette vieille dame brésilienne, ou encore cet avocat anglais. Il termine en disant que parfois la vie est compliquée, mais qu'elle peut être moins compliquée. Cool. Notre berger s'en va, et nous sommes seuls à nouveau avec la langue cambodgienne, jusqu'à ce que l'accent français aigu appelle Chandina, Logan, Gamache et Rhhhhamed. Descends au rez-de-chaussée à droite.

Première salle, on me pèse et on me mesure, mais seulement une des Cambodgiennes fait le test d'urine. Deuxième salle, le médecin me demande c'est quoi mon vrai nom, Gamache? Morier? Gamache Morier? et choisit finalement de m'appeler Céline. Cache un oeil Céline, c'est quoi ça... E, ça... 7, l'autre oeil Céline, ça... 1. Troisième salle, déshabille-toi, mets une chemise bleue et colle ta poitrine chaude sur une plaque de métal froide, inspire, INSPIRE! Ne bouge plus. Quatrième salle, vous fumez? Oui, je viens de recommencer. Très mauvais. Vous faites du sport? Non, je fais du yoga. Mrphm... Ouvre la bouche, déshabille-toi, inspire, expire, EXPIRE. Retourne voir la secrétaire blasée et revisite la violence de son tampon. Je range amoureusement mon certificat médical avec les autres papiers dans mon enveloppe démocratique. J'ai hâte de revenir à la maison pour regarder pendant une heure la radio de mes poumons. Remonte plutôt au 1er étage à gauche. Essaie de lire les Fictions de Borges, mais c'est comme un peu too much pour l'occasion. Écoute les Cambodgiens qui sont de retour, mais moins enjoués. Baltimore croque dans un gros raisin en sapant bien fort. N'oublie pas d'appeler Karine et Sarah en rentrant. Il manque un biscuit et Alger se sert un verre de jus de pomme chaud. Céline se rappelle qu'elle a mis une poire dans son sac avant de partir. Regarde la photo de Sarko posée sur les murs de la démocratie. Deuxième sourire de la journée.

J'appelle Madame Gamache épouse Morier. C'est moi ça, version détaillée.

L'assistante sociale ressemble comme deux gouttes d'eau à une amie tunisienne que j'avais au secondaire et j'ai du mal à me concentrer. Elle accepte une photo de moi qui ne me ressemble pas trop. Elle a de la peau sèche sous le nez. J'ai rendez-vous le 11 mars à Montreux pour une journée de formation sur la vie civique obligatoire. Je signe le contrat d'accueil en deux exemplaires, dont un va rejoindre aussitôt mon certificat médical et mes poumons. Elle colle dans mon passeport une étiquette jaune avec un hologramme du sigle de l'OFII représentant une dizaine de personnes de toutes les couleurs en motton. C'est ma carte de séjour, mais au moment où elle vient pour apposer le tampon quelqu'un frappe à la porte, entre et s'excuse. Merde, elle a posé le tampon à l'envers. Merde, elle a collé la carte de séjour à côté de mon autre visa expiré et ça-sera-pas-pratique-pour-les-gendarmes-quand-ils feront-des-contrôles-oh-la-la... Je dois aller faire renouveler ma carte de séjour trois mois avant qu'elle n'expire, c'est-à-dire que dans trois mois déjà, je serai de retour au point de départ, exactement un an jour pour jour après avoir demandé pour la première fois une carte de séjour. Pas pratique pour Céline non plus...

Je sors du bureau, et je ne sais pas trop où aller puisqu'on ne me dit plus rien. C'est peut-être terminé, j'ai peur de demander. J'articule un Aurevoir aux assistants sociaux attroupés autour de l'accent français aigu. Motton de sourires démocratiques. Je suis arrivée, enfin.

3 commentaires:

Amélie a dit…

Que c'est compliqué !
Et divertissant, sauf peut-être pour Céline.

Anonyme a dit…

Quand tu y retourneras dans 3 mois, fredonne "dondaine laridaine mata..." ça va passer plus vite et qui sait Ahrrrmed la connait peut-être !
Lorraine

Anonyme a dit…
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